Pensées vagabondes… 88. Comme toi-même (quater)

Le vieil homme marcha vers le gardien.

Il y a quelques mois encore, il était fermier dans le Vercors, métier qu’il avait choisi contre l’avis de sa famille, où il n’y avait que des commerçants. Mais il aimait ses quelques vaches, sa mule, ses prés et son potager. Il aimait couper son bois et préparer ses fromages. Son seul regret était d’être resté célibataire, mais les jeunes filles juives ne voulaient pas de sa vie et les jeunes filles du village n’auraient jamais épousé un juif. Les années avaient passé et il s’était habitué à la solitude.

Des jeunes gens de la ville étaient venus, avant la guerre, avec leurs automobiles, leurs chemises noires, leurs bâtons et leurs chiens. Ils avaient lancé leurs chiens sur lui, mais les chiens n’avaient pas obéi. Alors, ils l’avaient insulté et roué de coups parce qu’il était juif, jusqu’à ce que les villageoises interviennent et les Chemises Noires avaient bravement fui devant deux femmes et un infirme.

Etait-il juif ? Sans doute, car son père et sa mère l’étaient, mais il ne mettait jamais les pieds à la synagogue, trop lointaine pour un chemin de sabbat. Mais il avait gardé du respect pour ce jour de repos.

La guerre était venue, et on avait réquisitionné sa mule. Puis des soldats étaient venus lui prendre ses vaches. Il vivait des oeufs de ses poules et de son jardin. Un jour, d’autres soldats étaient venus et ils l’avaient emmené dans ce camp. Il avait beaucoup maigri, mais il résistait plutôt mieux que d’autres prisonniers venus des villes.

Un jour, un gardien avait lancé sur lui son chien, pour s’amuser et parce que les gardiens trop tendres avec les prisonniers étaient envoyés sur le front russe. Mais le chien n’avait pas obéi.

Quand un prisonnier s’évadait, les gardiens exécutaient dix autres prisonniers en représailles. Certains tentaient, malgré tout, l’évasion. Ce jour-là, une évasion avait réussi. Les gardiens lancèrent dix chiens pour « choisir » dix prisonniers et les chiens évitèrent le vieil homme. Un des otages ramenés par les chiens était un jeune garçon arrivé de la veille et qui n’avait même pas fui car il ignorait la règle. Alors, le vieil homme marcha vers les gardiens et leurs chiens, pour prendre la place du jeune garçon qu’il renvoya vers les baraques. Et le gardien reconnut ce prisonnier, dont il ne connaissait même pas le numéro, mais que son chien refusait d’attaquer.

Le gardien chercha le regard du vieil homme qui lui dit simplement : « C’est mieux ».
Et le vieil homme chercha le regard du gardien, mais le gardien ne put que fuir ce regard.

Ils partirent pour creuser dix tombes. Debout devant sa tombe, le vieil homme chercha de nouveau le regard du gardien, qui accepta cette fois. Ils échangèrent, sans maudire, un long au revoir.

Le lendemain, le commandant du camp reçut la demande de mutation d’un gardien, qui préférait le front russe.

 

Philippe

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