Pensées vagabondes… 5. La sentinelle

« Une sentinelle attend l’aurore »… Mais elle ne verra cet instant, cime de l’Espérance, que si elle a veillé patiemment. Une sentinelle est la seule à connaître sa solitude, sa peur, son impuissance ; par sa présence aux yeux ouverts, elle suffit pourtant à éloigner le danger. Ainsi devons-nous, si faibles et désolés que nous nous sentons dans ce siècle, conserver, même en pleines ténèbres, les yeux grands ouverts. Ne pas les détourner, ce qui est le démon de midi ; et ne pas les fermer, ce qui est le démon du soir – mais veiller. Jusqu’à ce qu’au raz de l’horizon s’entrouvre la paupière immense, jusqu’au clin d’œil
du Ciel, veiller…

G. Cesbron

Une sentinelle attend l’aurore, seule dans une nuit froide et noire. Elle ne voit rien, car les feux du camp l’éclairent et l’éblouissent. La lune et les étoiles sont masquées par de lourds nuages. La sentinelle n’entend rien d’autre que les battements de son cœur inquiet et se demande ce qu’elle peut bien faire là, en plein vent et dans le froid, à quoi elle sert dans son aveuglement. Son fusil, qui brille à la lueur des feux, est déchargé. La sentinelle n’a pas fini ses classes, elle n’a pas le niveau. Le sergent lui a dit qu’en cas d’alerte, elle n’aura qu’à tirer en l’air l’unique balle qu’on lui a donnée et qu’elle a mise dans sa poche. De « vrais » soldats viendront, pour régler la situation. « Attention, tu n’as qu’une balle, les munitions coûtent cher ! » Tu parles ! Les secours, les vrais soldats, on les entend ronfler d’ici, et les fusils, bien rangés dans la tente armurerie, ne sont même pas à portée de mains.

L’ennemi est venu pour attaquer le camp au plus sombre de la nuit noire. La sentinelle, debout à son poste, transie de froid, n’a rien vu venir. La lueur des feux du camp l’éclairait à contre-jour et l’ennemi n’a eu aucun mal à la voir, debout en haut d’une crête.

Tout s’est réglé en quelques minutes. L’ennemi s’est approché et, dans la brume qui montait, la sentinelle paraissait plus grande, plus forte : « T’as vu la sentinelle là-haut, c’est un monstre ! Et son fusil, t’imagines le calibre ! Pas étonnant qu’elle ne se dissimule même pas. C’est un piège ! D’autres, autour, sont cachés et on ne sait pas où. Tu verras, ses copains sont là, quelque part, à
nous attendre. Ils nous ont déjà repérés. Barrons-nous d’ici, et vite fait, on aura de la chance si on y arrive ! »
C’est ainsi que fût brillamment repoussée l’attaque de la nuit.

Le lendemain, la sentinelle est convoquée pour la remise de médailles. Elle s’est préparée, a brossé ses chaussures et nettoyé son fusil pour qu’il brille comme neuf. Un uniforme rutilant lui a été prêté, car elle a été désignée pour la Garde d’Honneur du lieutenant de Bonmatin.
Ouvrez le ban !

« Plusieurs fois cité à la Gazette de l’Armée, le lieutenant de Bonmatin, jeune officier promis à un brillant avenir, est décoré de la Grand’ Croix de la Valeur Militaire, pour avoir supérieurement revu les menus de la Cantine, usant de toute son expérience pour la mise au point de nouvelles rations, plus saines, plus équilibrées et surtout, beaucoup moins chères. »
Sans le lieutenant de Bonmatin, qui sait ce que serait devenue la troupe !

Ce soir, la sentinelle reprendra sa garde, en se demandant bien à quoi cela peut-il servir.

 

Philippe

 

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