Sur les berges de la Somme, une grenouille rêvait de traverser le Sahara.
Un jour, elle estima que son entraînement à la nage était suffisant et, s’étant sommairement renseignée, elle prit la direction du sud pour un long voyage.
Elle connut mille aventures, croisa une famille d’adorables lézards qui lui montrèrent les meilleurs endroits pour la chasse aux moustiques, elle eut maille à partir avec un chat hargneux dont elle n’évita les griffes que de justesse et fit même une partie du chemin dans les serres d’un faucon, qui l’abandonna finalement pour une musaraigne appétissante. Ce jour-là, la grenouille est tombée de haut !
Au détour d’une mare délicieusement parfumée de nénuphars et de lentilles d’eau, elle arriva à Ermenonville, ville que les hommes situent à trente kilomètres au nord de Paris, et que les grenouilles ne situent pas. Il s’y trouve un grand parc, nommé « la Mer de Sable ». Certainement, se dit la grenouille, voici le Sahara.
Ayant fait, en grenouille prévoyante, provision d’un bain homérique, elle entreprit sa traversée. Las, elle crût mourir ! Quelle épreuve, quelle sécheresse ! Elle ne dut son salut qu’à une vieille chaussure dans laquelle elle se réfugia au coeur de la journée la plus chaude et à une pluie providentielle qui l’accompagna les deux derniers jours jusqu’au fossé accueillant qui borde la
frontière sud du « Sahara » : un oued ! Satisfaite de sa traversée, elle suivit l’oued jusqu’à pouvoir sauter vers le Nord et revenir chez elle.
Son récit fit sensation sur les deux berges de la rivière, on se bousculait pour l’écouter parler de pays exotiques et inconnus. Un jeune crapaud de bonne famille, émerveillé et friand d’aventures, décida d’entreprendre le même voyage. Son père, un notable président de la Ligue Batracienne, mobilisa fièrement toutes les ressources pour préparer l’expédition. On consulta les oiseaux migrateurs pour établir la route à suivre et choisir les meilleurs itinéraires. La première tentative, auprès d’une cigogne, fut un échec sanglant, mais les hirondelles furent plus coopératives. Pour économiser les forces du crapaud jusqu’au Sahara, décision fut prise de prendre la route directe
en traversant la mer, plutôt que de la contourner comme l’avait fait la grenouille qui n’en avait même jamais vu le rivage. C’est plus direct, disaient les oiseaux, nous le faisons tous les ans ! Reprenant enfin son destin en mains, le crapaud annonça à la satisfaction générale qu’il se servira de moyens de transports modernes pour arriver à l’orée du Sahara dans la meilleure
forme physique et sans risque inutile. Enfin, on prêta à la grenouille une très grande échelle pour qu’elle indique la meilleure fenêtre météo.
Le jour dit, par un temps superbe (une magnifique bruine établie), le crapaud se mit en route. Il grimpa dans la remorque d’un camion qui livrait des légumes à Marseille, sauta discrètement dans un ferry pour Alger, d’où il put se dissimuler dans le chargement d’un marchand qui devait traverser l’Atlas. Il connut des dizaines d’aventures qu’il consigna soigneusement dans son
carnet de route. Ayant atteint la limite Nord du désert et se souvenant des conseils de la grenouille, il s’hydrata au maximum dans la flaque la plus au sud qu’il put trouver, dont il nota l’emplacement avec soin et qu’il baptisa « Flaque Crapaud ». Puis, il entreprit sa traversée. C’est à ce point qu’on perd sa trace, et celle du carnet.
La grenouille connut une heureuse vieillesse, illuminée de mille souvenirs, qu’on se transmet encore aujourd’hui de bouche à oreille et de mare en mare : ce sont les très célèbres Contes de la Grenouille, qui ont fait rêver les batraciens par milliers depuis des générations et ont suscité des
dizaines de vocations d’explo-nageurs.
Mais attention jeunes gens, une bonne préparation est primordiale !
On dit qu’un crapaud étourdi partit à la légère, et on ne l’a jamais revu…
Philippe
